8 août 2014

La marée noire

C’est comme cette histoire qui débute par une embarcation de nuit dans une pirogue surchargée d’hommes, de femmes, d’enfants – et même de bébé d’un mois à peine – et bien sûr de bagages en n’en plus finir. Des ballons qu’on ne retrouve plus, des « sans confiance »* perdus quelque part en dessous des casiers de bouteilles vides – de bières et d’autres boissons sans saveur mémorable – qui se pressent contre votre dos et qui met à rude épreuve votre équilibre ; la moitié des gilets de sauvetage étant bloqués sous vos pieds fatigués.

Votre enfant pressé contre vos genoux, le corps invisible, la tête presque enfouie dans la marée humaine. L’instinct de survie supplante le désir du confort qui n’apparaît plus que comme le plus insignifiant des détails. Vous n’êtes sûre de rien, lui non plus. Et pourtant, vous devez traverser cette mer.

Lampedusa
Migrants arrivant à Lampedusa. Photo : Mauro Seminara/AFP/Getty Images

La mer houleuse et glaciale. La mer dévoreuse d’âmes. Celle qui ensevelit presque mystérieusement les navires et rejette les hommes après les avoir privés de tout ce qui leur est précieux. La peur dans les tripes, vous vous en remettez à Dieu. L’enchaînement saccadé des « Ya Bahá’u’l-Abhá »** devient le refrain protecteur qui habite votre mémoire et qui ne vous lâche plus jusqu’à la fin.

Cette fin énigmatique, inconnue de tous. Les matelots de circonstance sont debout, en équilibre sur les bords de la pirogue à moteur. Ils vous ordonnent d’avancer, mais il n’y a plus moyen de se mouvoir, quitte à chavirer avant même le départ. Des gars à l’arrière, sur la terre ferme, essayent tant bien que mal de la retenir tandis qu’elle glisse sous l’eau. Elle a hâte de s’en aller. On dirait que les gens sortent des buissons pour sauter dans la pirogue déjà pleine. Les caisses continuent d’être empilées malgré l’obscurité croissante.

Finalement, le responsable de la traversée déclare l’état d’urgence : si personne ne se porte volontaire pour libérer le bateau et attendre la prochaine embarcation, il ne se portera pas garant pour ce voyage. Sept, huit, neuf sauts allègent le canot. La mer s’agite, la pirogue tangue. Les turbulences vous arrachent des haut-le-coeur. Votre cœur valse au même rythme que les vagues folles et rebelles. La pirogue progresse rapidement dans la noirceur de la nuit.

Le destin de mon enfant entre ses bras

Une inconnue assise une rangée devant la mienne, tient mon bébé dans ses bras. Je ne connais pas son nom. Je ne reconnaitrais même pas son visage si je la croisais dans la rue. Et pourtant, elle tient le destin de mon enfant entre ses bras. La vie de ma fille dépend d’une totale inconnue ! C’est un sentiment indicible de ne pas pouvoir enlacer mon enfant au moment où elle a le plus besoin de moi. Quelle horrible impuissance !

Mon mari a disparu dans la mêlée. Il a été obligé d’avancer, ne sachant plus dans quelle direction regarder. Il n’a pas eu le temps d’enfiler son gilet de sécurité. Pourvu que le pire n’advienne jamais, il ne pourra pas secourir sa famille ! Il en est pétrifié. Non, il est carrément mort de peur ! Enfin, l’arrière de la pirogue bute sur le banc de sable. Nous procédons au paiement.

C’est comme ces histoires effroyables que vivent chaque jour des milliers d’Africains qui accostent illégalement sur les bords de la Sicile, dans les îles Canaries ou sur les rives de Mayotte à leur risque et péril. Sauf que là, il s’agit de ma famille. Nous quittions l’île de Ngor pour Dakar, en toute légalité.

Si une traversée de moins de dix minutes a pu susciter cette cascade d’émotions en nous, je n’imagine même pas ce que peut ressentir un migrant clandestin lors d’un voyage de quelques jours ou parfois de plusieurs mois.

C’est comme ces histoires de réfugiés congolais qui avaient été repêchés près des côtes malgaches. Blottis dans des tonneaux vides, ils avaient pu flotter quelques jours, privés de tout vivre.

Qu’est-ce qui pousse le migrant à s’exposer à un tel danger ?
Pourquoi des Africains doivent-ils s’exiler ?

* Babouches en argot camerounais.
** Terme bahá’i signifiant « Ô toi la Gloire des Gloires » ou « Dieu est le plus Glorieux ».

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NathyK

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