2 octobre 2013

La conférence grands témoins

« Les études postcoloniales et la longue durée de l’histoire africaine » fut l’intitulé de la conférence grands témoins qui s’est tenue le 31 mai 2013 au Théâtre de verdure de l’Institut français de Dakar. Ce dialogue institué entre Achille Mbembe, professeur d’histoire et de science politique à l’université de Witwatersrand à Johannesburg, et Ibrahima Thioub, historien et directeur du Centre africain des recherches sur les traites et les esclavages, fut modéré par Oumar Ndao qui assure également la Direction culture et tourisme pour la ville de Dakar.

Conférence grands témoins
La conférence grands témoins à l’IF de Dakar.                                © NathyK

Si les évènements antérieurs du Tandem Dakar-Paris attiraient une population relativement jeune et branchée, cette prestation a ameuté une frange plus mature qui n’a pas perdu de son dynamisme, à l’instar de cette Camerounaise à la mèche grisonnante assise une rangée devant la mienne. Les places toutes prises, la causerie a débuté sur un ton léger avec des anecdotes sur les malentendus de l’Afrique, comme pour briser la solennité de cette rencontre historique.

Le professeur Thioub a ouvert le bal en affirmant avec assertion que le moment colonial est toujours présent et qu’il est imprégné dans nos sociétés. Il a mentionné que les études postcoloniales ont été traitées plus tôt dans les universités anglophones et qu’elles sont arrivées tardivement sur la scène francophone. Il a ensuite suggéré d’aller au-delà du postcolonial en tentant de décrire ces approches.

« On a eu les indépendances sans décolonisation. »

D’après lui, accéder à la communauté internationale ne résout pas la question par rapport à la colonie. D’une part il y a une verticalité des rapports et d’autre part, nous (Africains) cherchons ce nous-mêmes perdu qui nous met en situation de multiplicité. D’où a émergé le terme de « schizophrénie » (malgré l’analogie communément admise, le terme médical renvoie plus à une dissociation de l’unité de la personne qu’à une multiplicité de personnalités). Il a continué en disant que même vaincre la colonie ne nous sort pas de cette situation.

« Les postcoloniaux considèrent la colonisation comme un moment compact qui n’évolue plus dans le temps. Il y a eu un avant la colonisation… et nous n’étions pas destinés à être colonisés, en premier lieu. »

Il a expliqué que le classement des individus se fait encore en fonction de la couleur de la peau ou des classes sociales : indigène, citoyen, colonisateur, colonisé. Puis, il a évoqué le complexe des Africains face à ce moment de l’histoire : « Faisons-nous Africains ce que nous faisons parce que nous sommes noirs ou parce que nous sommes homo sapiens sapiens ? ». Pour lui, le rapport unilatéral de domination – parfaitement illustré par le « discours du 19e siècle » de Nicolas Sarkozy à Dakar – doit disparaître et laisser place à une bilatéralité franche.

Le professeur Thioub a achevé son allocution avec la vision imagée de l’impuissance du système postcolonial que le multiprimé écrivain sénégalais Ousmane Sembene a décrite dans son roman Xala avec les trois femmes : la première femme qui est de Gorée représente la traite négrière ; la deuxième femme, originaire de Saint-Louis (ex-capitale coloniale), symbolise la période coloniale ; la troisième femme : la Dakaroise rappelle une indépendance qui est restée infertile malgré tout.

Puis ce fut le tour du professeur Mbembe de nous livrer le plat de résistance. La substance fut difficile à digérer tant il fallait avoir un dictionnaire incorporé pour retranscrire ses termes en français facile. L’auteur de « La colonie : son petit secret et sa part maudite », « Critique de la raison nègre » et « Sortir de la grande nuit » a entamé sa partition en récusant le discours victimaire des Africains qui détient une fonction double, à tort : d’un, réclamer une espèce de dette à l’égard de l’Occident (à supposer que dans ce cas, il ne faudrait pas se méprendre sur la nature de cette dette) ; de deux, échapper à l’exigence d’autoresponsabilité dans la mesure où nous (Africains) ne pouvons pas demander des comptes à l’autre sans l’avoir demandé à soi-même, selon le principe de responsabilité qui incorpore aussi la justice.

« Le courant postcolonial n’est pas une théorie, mais une constellation ; un ensemble de pratiques intellectuelles, politiques, esthétiques, tout aussi foisonnantes que divergentes et fondamentalement fragmentées au point où au fond, on peut se demander ce qui en constitue l’unité. »

Ce que professeur Mbembe a trouvé productif dans cette constellation, c’est son objet : la concaténation des mondes, l’entremêlement des histoires, sous la férule du capitalisme c’est-à-dire qu’il n’y a pas une histoire de l’Afrique qui ne soit pas en même temps une histoire de l’Europe, de l’océan Indien, etc. Il a poursuivi en soulignant que l’Atlantique constitue le lieu de naissance du capitalisme et l’Afrique en est le berceau, grâce à sa marchandise (les esclaves : aspect d’humanité, mais aussi objet).

« La race est une dimension génétique du capitalisme et la figure du nègre en est la métaphore vivante. »

Afrique précoloniale
Carte de l’Afrique en période précoloniale.
Crédit photo : Jeff Israel/Monsieur Fou

La colonisation a été décryptée en trois aspects distincts :

  • C’est un fait qui a bel et bien eu lieu à un moment donné de l’histoire.
  • C’est un évènement dans la mesure où il a été investi de signification multiple, à la fois par ceux qui l’ont initié que par ceux qui l’ont subi. C’est un évènement psychique s’inscrivant dans la carte mentale comme une énigme dont l’absence de signification nous exposerait manifestement à un risque de démence. Elle nous convoque en tant qu’Africains à la résoudre. Qu’est-ce que cet évènement a à nous dire ? Il faut laisser ouverte, sujette à débat, la question coloniale.
  • C’est une situation ; il y a une actualité intellectuelle de la colonisation. La colonie nous appartient à tous. Elle est une coproduction des colons et des colonisés. La colonisation, qui est la forme primitive de la domination des races, est objectivement le fondement d’un rapport inégalitaire.

Dans ce chapitre des migrations, le Pr Mbembe s’est inspiré de son vécu en Afrique du Sud pour exposer le cas de l’apartheid – exemple patent de l’histoire de trois mondes – qui s’est progressivement constitué autour de longs siècles et dont la société a enfin eu la possibilité du recommencement radical que l’on connaît. Il a attiré l’attention sur le fait que ce moment d’ouverture très fragile succède à des tentatives de refermeture, et que s’il n’est pas surveillé nous reconduira inévitablement au point de départ. D’où l’importance d’un dialogue continu, en une phrase : « Nous héritons du monde dans son ensemble ».

« L’Afrique dans le monde actuel doit être pensée comme le lieu où se joue l’avenir de la planète. C’est le renversement des hypothèses historiques qu’il nous faut réaliser. »

Comment y procéder ?

Selon l’orateur, nous sommes obligés de sortir des cadres de réflexion déjà proposés, des processus mortifères et réhumaniser les rencontres. À titre d’illustration de ces procédés qui mettent l’Afrique en péril :

« Les élites africaines ont fait un contrat avec le partenaire atlantique pour prendre des captifs-objets et écraser la masse rurale pour aller travailler dans les champs de coton du Mississippi. De nos jours, les jeunes font de la livraison à domicile en allant dans les pirogues sur les côtes de l’Espagne… La Guinée qui vend de l’uranium à la France et les Guinéens qui continuent à s’éclairer à la bouse de vache. »

Il y a eu la proposition américaine qui tourne autour du militarisme, la proposition mercantiliste de la Chine, mais nous (Africains) devons mettre notre propre proposition sur la table, qui devrait s’orienter dans le sens de refaire la force propre du continent parce qu’il n’est pas seulement de l’intérêt des Africains que l’Afrique se mette debout d’elle-même. Cette réflexion a abouti à une offre de créolisation :

« Déconstruire le Blanc dans l’imaginaire du Noir et du Noir dans l’imaginaire du Blanc, pour que le plat colonial devienne le plat de tout le monde, pas seulement du monde. »

Voilà, le débat a été laissé ouvert pour que cette situation héritée par nous tous, soit réfléchie par chaque être humain, Africains en premier, car au centre de sa propre histoire. Après avoir décanté la double dimension analytique et pragmatique des interventions historienne du Pr Thioub et visionnaire du Pr Mbembe, je suis passée de l’état de la passante parachutée à cette rencontre galvanisante, à celle de citoyenne qui détient un pouvoir : son futur, celui de l’Afrique et du monde, dans le creux de sa main. Faire une fixation sur un temps de l’histoire et rester prisonnier des actes posés par les anciens entravent notre progression dans tous les sens du terme.

En tant qu’adepte de discussion intellectuelle, enfant de l’Afrique (concernée par son histoire), et aspirante psychiatre (ouverte aux différents modes de penser, de sentir et d’agir), m’intéresser à cette vision de responsabilité partagée, de dialogue bilatéral et de reconstruction interactive fut indéniablement l’un des plus enrichissants moments que j’ai eus à vivre à Dakar. Puisque la psychanalyse se poursuit, je vous laisse sur cette citation :

« La dette morale ne se rembourse pas, parce qu’elle échappe à toute économie. Elle est si colossale qu’elle est sans prix et qu’on ne peut jamais la rembourser. »

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Propos recueillis et rédigés par Nathalie Kangami.

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